Je me décroche et saute d’un coup la barre pour me retrouver à godiller d’un doigt dans le vallon exquis de la Gorge. Le sol est frais comme plein d’émotions et d’envies. Je suis la pente d’un toucher léger. Les twin-peaks dominent plus bas avec leurs si caractéristiques cairns. Le pic Aphrodite à gauche et le pic Nikêphoros à droite, sans doute mon favori, mon phare personnel. Il fait beau, il fait chaud. Je ne suis pas pressé. Je visite d’ailleurs un temps le sommet des deux pics interrogeant la nature dressée des deux cairns. Ils sont durs et tendres à la fois et font étrangement réagir la montagne quand on les serre trop. Je ne cesse de m’étonner de ces merveilles naturelles. Mais l’heure avance. Je les quitte à regret. Non que je sois pressé. Les marmots ont eu l’obligeance d’aller ce matin à l’Enfin Seuls pour Fourrer me laissant libre de prendre mon pied sur mon hors-piste préféré. Mais c’est que je sais que le risque d’avalanche vient de monter rapidement d’un cran. Il ne faudrait pas qu’elle se déclenche avant que je… Bref je schuss tout droit sur les douces pentes du Bedon, évitant à l’occasion la crevasse de l’Omphalo, pour m’arrêter un instant au sommet du mont de Venus. Drôle de nom d’ailleurs pour ce qui ressemble plus à une motte qu’à une montagne. A cette basse altitude, le paysage change. J’entre dans l’étage subalpin, passe la limite des arbres et me retrouve bientôt dans une forêt odorante. Aurais –je dû commander un bucheron avant les vacances ? Non ! Cela aurait l’air à quoi un hors-piste sur une piste civilisée… Pendant que je pause sur le mont de Venus, il me semble que le temps change au sommet de ma montagne où le souffle du vent vient de se lever. Je l’entends distinctement. Je suis au bord de la combe en contrebas. Je me relance et zig zag entre les bords incurvés en faisant gaffe à ne pas basculer dans le ruisseau qui coule au fond de la ravine. La terre tremble. Je découvre que la région est soumise à une série de séisme. La terre se soulève pour m’engloutir mais je m’échappe et me stabilise sur une arrête arrondie. Le vent des crêtes redouble alors. Je crois entendre dans son souffle un sourd appel à m’avancer. Précautionneusement je descends vers le cours d’eau en fond de canyon en faisant attention de ne pas glisser sur les parois. Je découvre en fond un torrent dévalant en virevoltant la pente pour se jeter dans un gouffre que je pressens sans fond. Je suis surpris et étonné par la force des eaux que je rencontre. Comme si la montagne était en train de se dégeler complètement. C’est vrai qu’il fait subitement beaucoup plus chaud et que cela me donne soif. Je me penche pour boire à la source cette eau, du bout de mes lèvres. Délicieux, mais je dois m’accrocher pour ne pas être éjecté alors que la terre tremble encore plus. Je m’amuse à laper de ma langue cette eau de dégel de montagne, fraiche et enivrante. C’est si fascinant ! Le torrent bloqué un temps s’échappe le long des poils de ma barbe, me noyant par moment avant de jeter dans le gouffre sans fond. Je souffle dedans mon air chaud sans arriver à en ressentir la profondeur alors que la terre tremble encore et encore et que la tempête semble faire rage dans les hauteurs. Ma position est précaire. Je tente de coincer mon nez entre les bords du haut de la ravine. Vaine tentative ! La montagne ondule totalement maintenant au cœur de la tempête, m’aveuglant, m’asphyxiant, me noyant, faisant de moi ce qu’elle veut. Le vent geint en haut dans de longs hurlements qui reviennent étouffés dans le bas. Je ne contrôle plus rien et croit ma dernière heure venue. Belle vie que j’ai vécue. Je ne regrette rien. Et c’est alors que l’incroyable se passe : la montagne me parle distinctement au milieu de l’hegoa !
- Met-moi un doigt dans le cul !
Terrifié par la voix de la montagne, j’obéis immédiatement comme si c’était ma seule façon de sortir vivant de cette aventure… Je débusque à tâtons l’entrée de l’anfractuosité sur la falaise verticale en dessous et me glisse comme je peux dans le goulot étroit. Je n’y suis pas seul. Quelque chose s’y tapit au fond. Le temps d’un frisson alors que la montagne est secouée dans tous les sens. Une force impérieuse me maintient bien enfoncé en fond de ravine à vivre au premier plan les soubresauts sismiques de la montagne. Les parois se resserrent autour de mon doigt cherchant à le briser. J’entends le déchaînement étouffé d’un ouragan sur les hauteurs. Une dernière convulsion de la terre et tout à coup tout disparait. Plus de tempête, plus de secousses, plus rien ! Est-ce l’œil du cyclone ? Il semble que non. Je suis libre de respirer et de me retirer de la ravine et de la grotte.
Je suis dans un état pitoyable. Un ours sortant de 4 mois d’hibernation ne puerait pas plus. La montagne m’a marqué de son odeur, de son goût. Elle m’a aussi dévasté. Je tire la langue. J’ai la mâchoire et le doigt endoloris. Je regagne peu à peu mon propre souffle. Il est temps de remonter et de sortir de ce gouffre odorant, et de revenir vers l’air pur des sommets. Mais ce n’est pas chose facile, les bords du torrent sont luisants et glissants et n’offrent pas de prise. Va falloir recourir à l’escalade et remonter avec l’aide de mon piton. J’ai dit piton et non python. Quoi que à ce moment… J’essaye d’abord de le coincer dans l’aven où s’engouffre le ruisseau. Plusieurs tentatives. La montagne est apaisée et dans le ciel roucoulent les oiseaux. Elle apprécie les efforts que je mets à remonter du fond. Mais moi je trouve la prise peu sûre, glissante et un peu trop large pour que mon piton trouve bonne prise. Alors je change de paroi et me prépare à escalader la face nord du Postérieur, faisant fi de la chose qui s’y cache. Là les esprits de la montagne, quand ils ont compris, me lancent des éclairs noirs et courroucés que j’ignore. Que voulez-vous, il faut bien que je remonte… Là mon piton tient parfaitement étroitement coincé dans l’anfractuosité de cette face. Il s’accroche tellement bien qu’il faut même que j’y fraye un chemin pour assurer ma prise. La montagne elle ne semble pas être de mon avis et je sens une tension dans l’air alors que j’enfonce encore plus mon piton. Voilà la prise est ferme, je progresse enfin ! Je remonte et monte à la fois. J’enchaîne pitonnage et dépitonnage en cadence. Sur les hauteurs, il se passe une chose bizarre : la montagne semble geindre de plaisir/douleur trouble sous mon pitonnage consciencieux. Je m’excuse auprès d’elle, en disant honnêtement qu’il me fallait bien remonter pour revenir au sommet. Elle me répond étrangement qu’elle comprend bien mais qu’elle voudrait que je me dépêche d’atteindre le sommet. Je lui dis que je prends mon temps et que rien n’est plus beau qu’une montée réussie. Je me sens si bien en grimpant, heureux, l’esprit libéré et quelque chose comme de l’excitation à vaincre de nouveau la face nord du Postérieur. A ce moment la montagne a compris qu’elle sera vaincue de toute façon face à la détermination du grimpeur et accepte d’être ainsi grimpée. Je peux donc me consacrer aux sensations pures de mon escalade. Quelle soif de liberté ! Je me sens si bien que j’accélère mon rythme, oubliant même maintenant de dépitonner. Je progresse rapidement alors que la montagne ne cesse de geindre sous ma percée. Je suis presque arrivé, prêt à embrasser le sommet en vainqueur, quand finalement l’avalanche se déclenche, surgit à grande vitesse dans l’anfractuosité qui ne peut la contenir et rejaillit au dehors en une cascade blanche qui tombe le long de la face nord du Postérieur.
Il n’y a pas à dire, j’adore l’escalade de ma montagne favorite… Vraiment.
dyonisos
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